Troisième argument de Sébastien Faure (le début des arguments est ici) :
« Il y a toujours entre l’œuvre et l’auteur de celle-ci un rapport rigoureux, étroit, mathématique ; or l’univers est une œuvre imparfaite ; donc l’auteur de cette œuvre ne peut être qu’imparfait. »
La faiblesse de la première proposition saute aux yeux. L’artisan qui fabrique une œuvre librement – et non par nécessité de nature, comme un pommier produit une pomme – a un rapport libre – et non « rigoureux, étroit, mathématique » – avec cette œuvre. Il la fait comme il veut, en fonction du but qu’il poursuit, en se déterminant à son gré dans l’éventail plus ou moins large de ses possibilités. Or qui peut le plus peut le moins. Un peintre capable de composer une splendide toile de maître peut tout aussi bien, en d’autres circonstances, se contenter d’une rapide esquisse. Rien ne l’oblige à déployer tout son art de la perspective et des couleurs dans le schéma qu’il griffonne au coin de la rue pour aider un passant qui lui a demandé le chemin de la gare.
On aimerait d’ailleurs savoir ce que serait, aux yeux de Sébastien Faure, un univers « parfait ».
- Toute hiérarchie implique du plus et du moins parfait. L’univers doit-il donc être absolument égalitaire et uniforme ?
- La matière est déjà, de soi, une limitation. Un univers « parfait » doit-il l’éliminer ?
- Le changement est aussi une marque d’imperfection. Est-il à bannir ?
- La créature reste de toute manière, par définition, dépendante du Créateur, et ne pourra donc jamais être aussi parfaite que lui. Faut-il donc interdire à Dieu de créer ?
Sébastien Faure reconnaît que « l’Univers est magnifique », mais refuse d’y voir l’œuvre de Dieu au motif qu’il n’est pas absolument « parfait ». Mais c’est précisément cette imperfection qui indique que l’univers n’est pas l’être absolu existant par lui-même de façon immuable et éternelle ! Loin d’empêcher de remonter à l’être absolu – Dieu –, c’est cette imperfection qui l’exige. à un univers à la fois magnifique et imparfait, quelle autre explication peut-il y avoir que Dieu ? Un Dieu existant par lui-même de toute éternité, et qui, librement, par pure bonté, appelle à l’existence différents types d’êtres, pour qu’ils reflètent, à différents degrés et de multiples façons, sa propre perfection ?
L’objection de Sébastien Faure a perdu tout fondement. Elle en cache pourtant une autre, plus profonde.
La vraie question – celle qui, peut-être, taraudait Sébastien Faure et qu’il n’a pas su exprimer clairement – est de savoir si ce Dieu qui multiplie ainsi les images imparfaites de sa propre essence, n’est vraiment pas capable d’en avoir une image parfaite. Autrement dit : la création serait-elle un aveu d’impuissance de la part d’un Dieu solitaire qui, faute de pouvoir se refléter de façon parfaite dans un alter ego, en serait réduit à créer des êtres imparfaits pour y trouver un peu de compagnie ?
La simple logique écarte cette supposition absurde. Un Dieu qui aurait besoin de ses créatures, répugne au bon sens. Et pourtant, la question demeure. Car si les créatures sont des reflets de l’essence divine, elles en restent des images très imparfaites. Dieu n’est-il donc pas capable de se refléter de façon parfaite ?
Ainsi reformulée, l’objection est nettement plus forte. Elle est même assez embarrassante pour un philosophe. Mais elle reçoit sa réponse dans la révélation chrétienne. De toute éternité, Dieu engendre cette image parfaite de lui-même qui est le Verbe. Les images imparfaites que sont les créatures ne viennent qu’ensuite, par surcroît, de façon parfaitement libre et surérogatoire. Ainsi, dit saint Thomas, la connaissance de la sainte Trinité nous aide à mieux comprendre la création, en rejetant l’erreur selon laquelle Dieu aurait produit les choses par nécessité de nature [5].
Une fois de plus, Sébastien Faure aurait dû lire saint Thomas.
[5] — Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, question 32, article 1, réponse à la troisième objection. — Sur l’imperfection des créatures, voir aussi ce que saint Thomas dit du nombre 4. Il peut paraître très imparfait à côté d’un milliard. Et pourtant, même Dieu ne peut pas le faire plus grand qu’il n’est, « car il ne serait pas alors le nombre 4, mais un autre nombre » (Ia, 25/6). L’imperfection (relative) des différentes créatures est nécessaire au bien de l’ensemble et ne saurait donc être une objection valable contre la puissance, la sagesse ou la bonté divine.
Texte reproduit avec l’aimable autorisation des Dominicains d’Avrillé – Source